Par Ibrahim David SALAMI
Agrégé des facultés de droit
Professeur titulaire de droit public
Avocat au Barreau du Bénin
Connu pour être un modèle démocratique, le Bénin a fait partie des rares Etats africains ayant reconnu à leurs citoyens le droit de déposer directement plainte devant la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP). Très récemment, précisément le jeudi 23 avril 2020, le gouvernement béninois a annoncé, par son Ministre de la Communication, qu’il retire sa déclaration de compétence qui autorise les individus et Organisations non-gouvernementales à saisir directement cette juridiction continentale contre l’Etat. Très rapidement, un lien a été établi entre ledit retrait et la décision rendue par la Cour africaine en date du 17 avril 2020, sur requête de M. Sébastien AJAVON, ordonnant la suspension des élections communales prévues pour le 17 mai 2020. Mais le Gouvernement béninois justifie ce retrait par les « errements et les dérapages » répétés de cette Cour. Lui emboîtant le pas, le gouvernement ivoirien retire également sa déclaration de compétence à la Cour africaine, le mercredi 29 avril 2020.
Affirmons d’emblée qu’aucun juriste sérieux, théoricien ou praticien, ne peut défendre l’inexécution des décisions de justice. Celles-ci doivent s’exécuter qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Cela étant, la défense de la non-exécution des décisions de justice relève d’une posture politique. Celle-ci est souvent inconciliable avec celle du puriste.
La Cour africaine est une juridiction régionale créée par les Etats africains, sous l’égide de l’Union africaine, et dont la mission est d’assurer la protection des droits de l’homme et des peuples, des libertés et des devoirs en Afrique. Créée en vertu de l’article 1 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (le Protocole), la Cour africaine a pour mandat de compléter et de renforcer les fonctions de protection de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (la Commission). La Cour a compétence, au plan matériel, pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les Etats concernés (art.4 al. 1er du Protocole). Pour que la Cour se déclare compétente ratione materiae, il faut donc que le requérant allègue la violation de droits garantis par la Charte et, par exemple, par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques selon que ledit Etat ait ratifié le Pacte ou pas.
Ont qualité pour saisir la Cour, la Commission, l’Etat partie qui a saisi la Commission, l’Etat partie contre lequel une plainte a été introduite, l’Etatpartie dont le ressortissant est victime d’une violation des droits de l’homme et les organisations intergouvernementales africaines. Aussi, lorsqu’un Etat partie estime avoir un intérêt dans une affaire, il peut adresser à la Cour une requête aux fins d’intervention. En outre, la Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux Organisations Non Gouvernementales (ONG) dotées du statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes directement devant elle. Il faut souligner qu’après ratification du Protocole, l’Etat doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir lesdites requêtes. La Cour ne reçoit aucune requête concernant un Etat partie qui n’a pas fait une telle déclaration (arts. 5 et 34 al.6 du Protocole).
L’adhésion des Etats au système de justice de la Cour africaine procède donc d’un mécanisme double : la ratification et la déclaration. Les deux mécanismes d’adhésion sont indépendants et consacrés par des actes séparés. Par la ratification du Protocole qui est un traité, les Etats reconnaissent l’existence de la juridiction et sa compétence de manière générale. Le Protocole fait l’objet d’une signature puis d’une ratification se concluant par le dépôt des instruments de ratification auprès de l’autorité dépositaire qu’est le Président de la Commission de l’Union africaine (précédemment Secrétaire Général de l’OUA).
Le Protocole prévoit qu’après ratification, l’État doit aussi faire une déclaration spéciale acceptant la compétence de la Cour africaine pour recevoir directement les requêtes introduites par les citoyens. A la date de la présente publication, seuls 10 Etats membres de l’Union africaine avaient fait la déclaration (le Bénin, le Burkina Faso, le Rwanda, la Côte d’Ivoire, la Gambie, le Ghana, le Malawi, le Mali, la Tanzanie et la Tunisie). Quatre des 8 Etats ont retiré leurs déclarations notamment le Rwanda en janvier 2016, la Tanzanie en novembre 2019, le Bénin officiellement en mars 2020, la Côte d’Ivoire en avril 2020.
En examinant la question du retrait par l’Etat béninois de sa déclaration de compétence, il y a lieu de se demander si un État après avoir fait une déclaration spéciale de reconnaissance de juridiction peut y renoncer à tout moment et si ce retrait pourrait avoir un effet immédiat. Sur le fond, le droit, même fondamental, à la participation d’un citoyen aux élections peut-il justifier l’arrêt ou le report d’un processus qui fait partie de la vie démocratique d’un Etat ? Que risquent les Etats qui désobéissent à la Cour africaine ? Un nouvel ordre juridictionnel régional est-il en gestation ?
Au-delà des controverses légitimes (Etat souverain, récalcitrant, mauvais perdant, voyou ou djabi) suscitées par cette actualité, le retrait de déclaration de compétence nous renvoie aux combinaisons entre le droit international et le droit constitutionnel béninois (I). Les conséquences de ce retrait sont à la fois juridiques et politiques (II).
I) Les combinaisons entre le droit international et le droit constitutionnel
La déclaration de reconnaissance de juridiction est un acte unilatéral de l’Etat par lequel celui-ci autorise la Cour à recevoir des requêtes introduites par les individus et les ONG. Cet acte unilatéral est émis en général par le Ministre des affaires étrangères au nom du gouvernement sans consultation préalable avec les Etats pairs et donc n’impliquant pas de règles de réciprocité d’application. En déposant la déclaration le 8 février 2016, le Bénin étend son champ de protection juridictionnelle des droits de l’homme, caractéristique de son modèle de démocratie. Il semble donc surprenant que le Bénin retire sa déclaration à la CADHP en mars 2020.
Il faut noter qu’étant des actes unilatéraux, les déclarations faites par les États afin de reconnaître la compétence d’une juridiction internationale relèvent de l’exercice de leur souveraineté. Le retrait du Bénin procède de cette logique, les autorités béninoises ne souhaitant plus que l’Etat soit attrait devant la Cour africaine par des individus et des ONG. Lors d’une intervention diffusée le 28 avril 2020 sur la question, le Garde des Sceaux, a indiqué comme raison du retrait, l’interférence de la Cour africaine constituée par l’ordonnance rendue en février 2020 dans l’affaire Ghaby Kodeih c. Bénin et par laquelle elle ordonnait la suspension de l’exécution d’une décision.
Cette position du Bénin mérite examen tant en droit interne qu’en droit international. En droit international, il faut rappeler que les Etats rechignent à se faire condamner par des juridictions supra-étatiques. La tendance actuelle au niveau des Etats consiste davantage à tourner le dos aux juridictions supranationales avec son corollaire, l’affirmation d’une conception « virile » de leur souveraineté. C’est donc avec réserve et en trainant les pieds qu’ils limitent leur souveraineté en se laissant juger. En droit interne notamment constitutionnel, il faut rappeler que la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a une double valeur normative : elle est à la fois Traité (donc valeur supra-législative en vertu de l’article 147 de la Constitution) et Constitution (elle fait partie intégrante de la Constitution en vertu du préambule de la Constitution). A cela s’ajoute l’article 149 de la Constitution qui est dédié au souci impérieux de réaliser l’intégration africaine (Unité ou union). On retrouve la même exhortation dans l’avant-dernier alinéa du préambule de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 modifiée par la Loi n° 2019-40 du 7 novembre 2019 .
C’est d’ailleurs le lieu de faire du contentieux constitutionnel, doctrinal et fictif. Ne pourrait-on pas considérer le retrait de la déclaration comme étant contraire à la Constitution, sans aucune prétention à tenter la saisine de la Cour constitutionnelle ? Deux moyens peuvent être sollicités. Le premier est la technique de l’effet cliquet connu des spécialistes du contentieux constitutionnel qui interdit au législateur de revenir sur une avancée acquise en matière de droits et libertés (DCC 10-049 du 5 avril 2010). C’est un moyenà l’issue incertaine. Le second moyen peut être tiré du deuxième tiret du préambule de la Constitution béninoise par lequel le peuple béninois affirme notre « ferme volonté de défendre et de sauvegarder notre dignité aux yeux du monde et de retrouver la place et le rôle de pionnier de la démocratie et de la défense des droits de l’Homme qui furent naguère les nôtres ». Si le dépôt de la déclaration classe le Bénin parmi les nations modèles et en fait un pionnier de démocratie et de défense des droits de l’homme, le retrait de la déclaration ramène le Bénin au mécanisme ordinaire. Le Bénin est dégradé dans la mesure où les citoyens perdent une arme internationale pour défendre leurs droits et libertés contre « le pot de fer » que constitue l’Etat béninois. A ces moyens, un juge avisé n’aura aucune peine à invoquer la théorie des actes de gouvernement insusceptibles de recours, au même titre que la décision de recourir aux mesures exceptionnelles de l’article 68 de la Constitution.
En droit, le dépôt de la déclaration ainsi que son retrait sont des actes unilatéraux d’autorité et/ou de souveraineté ayant une lourde charge politique. La tentation est forte de relever la malice du Président Boni YAYI qui a attendu la fin de son second quinquennat pour déposer la déclaration. Ainsi, s’assure-t-il que la saisine par les particuliers et les ONG sera actionnée contre ses successeurs. A la décharge de l’ancien président de la République, il faut rappeler que le dépôt de la déclaration est un long processus qui a commencé sous le gouvernement KEREKOU 2 pour aboutir à la fin du second mandat du président Boni YAYI. Cependant, rien n’empêchait son successeur dans son droit légitime d’inventaire, de retirer la déclaration dès son installation. Tout est ici politique.
Or, lorsque le droit est influencé par la politique, il perd sa neutralité et sa rationalité. Pourtant, le juriste ne peut que se référer au droit et raisonner en droit. C’est pour cela qu’il est difficile de ne pas prendre en compte la motivation officielle du retrait tout en sachant qu’elle peut ne pas être vraie ou la seule. Lorsqu’une juridiction a des Etats -souverains- comme justiciables, elle a l’obligation de se préoccuper de la réception de ses décisions. Ne pas y penser lui fait prendre des risques quant à sa crédibilité et même sa survie.
Certains commentateurs ont tôt fait de saluer l’exemplarité du Gouvernement ivoirien à prendre acte de la décision de la Cour. Ils se sont réjouis trop tôt. L’ancien premier ministre vient d’être condamné à 20 ans de prison ferme et l’Etat ivoirien a emboité le pas au Bénin en retirant sa déclaration. Les quatre Etats ayant claqué la porte de la Cour africaine ont riposté de la plus radicale des manières. C’est le lieu de relever une curiosité béninoise en cette occurrence : pourquoi avoir posé un acte politique aussi grave que le retrait de déclaration et attendre la condamnation dans le dossier AJAVON pour communiquer sur la question ? Si la version gouvernementale est avérée, la Cour africaine a donc rendu l’ordonnance AJAVON de report des élections communales en toute connaissance de cause, faisant fi de toute menace venant de Cotonou.
Les réactions des gouvernements béninois et ivoirien constituent le parfait exemple de l’effet boomerang d’une protection concurrente et internationale des droits de l’homme. La Cour africaine risque de devenir la juridiction des « justiciables de luxe » de plus en plus contestée par les Etats et moins accessible aux citoyens ordinaires. La jurisprudence de la Cour africaine est parfois déroutante à plusieurs égards. A cela, il faut ajouter que la concurrence juridictionnelle (interne et internationale) à la protection des droits de l’homme est à l’origine d’un désordre de l’intégration qui rend illisible la nature des droits protégés dans un système d’économie de marché.
II) Les conséquences juridiques et politiques du retrait
Lorsque la Cour africaine intervient dans des domaines sensibles comme la participation aux élections ou les conflits entre les gouvernants et les opposants, bref la lutte pour la conservation et la conquête du pouvoir, elle prend des risques en s’exposant à des ripostes ou des représailles politiques susceptibles de l’emporter.
C’est le lieu de se demander si la Cour africaine a procédé à la pesée ou à un bilan des avantages et des inconvénients de cette audacieuse/suicidaire décision.
La Cour africaine a sans doute sous-estimé la volonté d’un Etat dirigé par le Président Patrice TALON dont on connaît la capacité à exercer l’entier et exclusif pouvoir politique que le peuple lui a confié. Mieux ou pire, la Cour africaine a sous-estimé la capacité à résister d’un pouvoir prêt à organiser coûte que coûte les élections communales malgré la pandémie du Covid 19, après avoir obtenu le soutien des autres institutions de la République. Elle a également sous-estimé la capacité de riposte de la Côte d’Ivoire qui est l’un des plus gros contributeurs de l’organisation.
La colère et l’exaspération du Gouvernement ivoirien sont bien perceptibles dans le communiqué par lequel il annonce le retrait de compétence à la Cour africaine : « Elle fait suite aux graves et intolérables agissements que la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples s’est autorisés, dans ses actions, et qui non seulement portent atteinte à la souveraineté de l’Etat de Côte d’Ivoire, à l’autorité et au fonctionnement de la justice, mais sont également de nature à entraîner une grave perturbation de l’ordre juridique interne des Etats et à saper les bases de l’Etat de droit, par l’instauration d’une véritable insécurité juridique ».
La question de la perturbation de l’ordre juridique et de l’insécurité n’est pas une vue de l’esprit. Dans le cas béninois en effet, la Cour africaine s’est posée en juge électoral en ordonnant le report des élections communales du 17 mai 2020. Or, l’article 110 alinéa 2 confie à la chambre administrative de la Cour suprême, tout le contentieux desdites élections. A l’évidence, les ordres juridiques s’enchevêtrent à la fois à l’international (CCJA et CADHP) et à l’interne (CADHP et juge administratif étatique). Le désordre normatif appelle des réformes urgentes.
Spécifiquement, en qui concerne la mise en œuvre du retrait, il convient de souligner que selon le droit international, notamment la Convention de Viennes sur le droit des traités, la jurisprudence de la CIJ, de la Cour interaméricaine (Ivchner c. Pérou) et la jurisprudence de la Cour africaine (Ingabire Victoire Umuhoza c. Rwanda, retrait du Rwanda), le retrait prend effet 12 mois après sa notification qui n’est constituée que suite à sa réception par l’autorité dépositaire. Par ailleurs, le retrait n’est pas rétroactif de sorte qu’il n’a aucun effet sur les affaires pendantes à la date de la notification.
Au regard de ce qui précède, le retrait du Bénin ne prendra effet qu’en mars/avril 2021. Pendant cette période que l’on pourrait qualifier de « grise », les affaires pendantes à la date du retrait seront poursuivies et les requérants pourraient déposer d’éventuelles requêtes devant la Cour (CADHP, décision n°003/2014). Cette seconde probabilité comporte le risque d’un effet « rush » pour dire que la hantise de la fermeture du prétoire de la Cour africaine peut causer une avalanche de plaintes visant à intégrer l’enceinte avant le délai fatidique. De plus, le retrait n’est pas rétroactif ce qui ne désengage pas l’Etat béninois de l’obligation d’exécuter les décisions précédemment rendues à son encontre y compris théoriquement celle qui suspend les élections communales de mai 2020.
La grande fragilité de la Cour africaine c’est que sa compétence dépend de la bonne volonté de l’Etat. Cette unilatéralité devra être dans le chantier de réforme qui s’ouvre pour la juridiction africaine.
C’est le lieu de se demander si la proposition d’accélération par le Bénin de la mise en place de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme est la bienvenue dans le contexte actuel. Le Bénin a-t-il toute la légitimité nécessaire pour porter cette proposition ? Était-il opportun de la rendre publique à l’occasion d’une conférence de presse avant que les autres Etats soient informés de l’initiative béninoise ? L’avenir n’est pas loin.
En attendant, cette situation ne grandit ni l’intégration africaine, ni les acteurs : le citoyen béninois perd un droit fondamental, le Bénin perd son grade de pionnier et risque de passer pour un mauvais élève et/ou un mauvais perdant tandis que la Cour africaine perd de sa crédibilité. Dans cette ambiance de désamour des juridictions internationales et de souveraineté revendiquée des États, aucun des acteurs ne s’en sort gagnant. C’est cela le bal des perdants.
Pour ne pas finir, relevons un paradoxe et une constante. Le paradoxe : hasard ou coïncidence calendaire, les citoyens perdent le droit de saisir directement la Cour africaine alors qu’au même moment, la loi n° 2020-08 du 23 avril 2020 portant modernisation de la justice est publiée au Journal Officiel n° 08-bis du 27 avril 2020. Elle a vocation principale à faciliter l’accès au service public de la justice et à améliorer le climat des affaires. La constante : tant que les citoyens n’auront pas une issue juridictionnelle satisfaisante au plan national, ils se tourneront vers les juges régionaux ou internationaux. Le Bénin reste le modèle, pour le meilleur et/ou pour le pire.
Koutongbé, à Porto-Novo le dimanche 3 mai 2020.
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